Les insolites de la tech – Aaron Swartz : « l’information, c’est le pouvoir »
Les insolites de la tech, c’est une série d’articles pour (re)mettre la lumière sur des personnes extraordinaires, dont la trajectoire personnelle a croisé celle de l’évolution de la tech. Des rencontres intemporelles, à commencer par Aaron Swartz, génie développeur américain et figure emblématique de la culture libre sur Internet.
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Par La Redaction
« _Je continue à ressentir quelque chose de l’ordre de la trahison car, en se supprimant, Aaron a aussi puni tous ceux qui l’aimaient et l’entouraient._ » Lawrence Lessig, professeur de droit à Harvard et mentor d’Aaron Swartz, à propos de la disparition de ce dernier.
Fin 2010, Aaron Swartz télécharge 4,8 millions d’articles scientifiques depuis le site de l’éditeur JSTOR, soit la quasi-totalité du catalogue. Une procédure judiciaire contre lui est engagée l’année suivante, non pas par la société JSTOR, mais par l’Etat de Massachussetts.
Deux ans plus tard, treize chefs d’accusation ont été retenus contre lui, dont celui pour vol, fraude informatique et accès illégal à des informations protégées. En dépit d’avoir rendu les disques durs contenant les articles téléchargés -sans n’avoir jamais rien diffusé-, Aaron Swartz risque 35 ans de prison et 1 million de dollars d’amende.
Alors que son procès devait débuter en avril 2013, il se suicide dans son appartement à New York, laissant derrière lui une lutte inachevée pour la culture libre sur internet. Et ceux qui connaissaient ses écrits se sentent, comme Lawrence Lessig, un peu « trahis » : l’« Internet’s own boy » laisse imaginer ce qu’aurait pu être le monde, s’il avait gagné cette bataille. Pourquoi ne pas aller jusqu’au bout, Aaron Swartz ? Ses avocats avaient peut-être une chance – aussi minime soit-elle – de trouver un accord avec le gouvernement. Mais déjà, pourquoi voulait-il se procurer un si grand nombre d’articles ? Quel était son but ?
Télécharger n’est pas voler
Le téléchargement est peut-être illégal. Mais soixante millions de personnes ont utilisé Napster, alors que seulement cinquante millions ont voté pour Bush ou Gore. Nous vivons dans une démocratie. Si chacun souhaite partager des fichiers, la législation devrait être modifiée en conséquence
En réalité, Aaron Swartz voulait modifier non seulement la législation. Mieux que la licence globale « classique », il a imaginé un système de partage au moyen de la cryptographie, et il serait à la fois bénéfique aux auteurs des œuvres – musicales, littéraires, informatiques ou autres – et aux internautes, dont le besoin est d’accéder à davantage de contenus en ligne. Voici un simple résumé de ce qu’a proposé Aaron Swartz : lorsqu’un internaute paie sa facture internet, le fournisseur d’accès lui délivre un bon d’achat numérique. Avec une valeur correspondant à la taxe acquittée, ce bon d’achat numérique comprend une chaîne de caractères, générée aléatoirement par l’Etat. L’internaute renvoie ensuite cette chaîne de caractères aux pouvoirs publics, qui se chargent d’envoyer une signature électronique à l’internaute – sans pouvoir connaître l’identité de l’expéditeur, d’où l’intérêt de la cryptographie –, ce qui lui permet de récupérer de l’argent. Enfin, il saisit sur l’ordinateur la fameuse chaîne de caractères – celle-ci sera intégrée au lecteur MP3 – et le système recense automatiquement, par exemple, les morceaux de musique écoutés, puis verse l’argent aux artistes. Tous les envois sont faits de façon anonyme via un réseau P2P. Par exemple, l’internaute chiffre son bon d’achat de façon à ce que seul le destinataire, l’Etat, puisse le lire, puis l’internet transmet à un autre internaute, qui le passe à un autre internaute, et ainsi de suite, jusqu’à ce que quelqu’un l’envoie aux autorités, à l’image d’un réseau de blockchain.
Pourquoi un tel système, qu’Aaron Swartz lui-même ne jugeait « pas le plus simple et probablement pas le plus élégant non plus » ? Parce qu’à la différence de tous les autres systèmes, « il fonctionnera sans escroquer les internautes ». Traduction : utilisée de façon intelligente, la technologie de la cryptographie pourrait permettre de donner au plus grand nombre un accès aux contenus en ligne, sans compromettre le respect de la vie privée, ni la sécurité. Télécharger n’est pas voler. Les structures intermédiaires centralisées, telles que les plateformes d’écoute ou les maisons de disques, seront supprimées au profit des intérêts des internautes et des producteurs des contenus. Aurait-il voulu réaliser un PoC de cette solution, avec la base de données qu’il a téléchargée depuis JSTOR ? Beaucoup de chercheurs sont partisans de rendre leurs articles disponibles à tous.
La collaboration de masse
Le système décrit plus haut a été imaginé par Aaron Swartz en 2007, alors qu’il avait seulement 16 ans. Après un bref passage à la prestigieuse Stanford University, Aaron Swartz se tourne vers Y Combinator, où son projet Infogami était incubé. S’il existe un fil rouge entre toutes les créations d’Aaron Swartz, c’est son envie de promouvoir la collaboration de masse sur Internet. Tout comme le système de partage qu’il a envisagé, Infogami est une sorte de wiki sémantique d’informations, autrement dit, un système décentralisé qui devait permettre de créer des sites web enrichis.
Qui dit réseau décentralisé dit nouvelle architecture des données. L’informaticien a fait le tour des frameworks existants, et rien ne lui convenait. Aussitôt, il crée Web.py, un web application framework pour Python. Bien qu’Infogami ait été vendu à Condé Nast et fusionné avec Reddit, son logiciel, y compris le framework, est aujourd’hui utilisé dans beaucoup de projets, dont la bibliothèque open source d’Internet Archive. Son engagement dans le projet Infogami était plus que logique. Plusieurs années auparavant – quand il avait 12 ans –, il réalisait déjà The Info Network : une plateforme où les utilisateurs pouvaient publier, enrichir ou réviser les informations sur des articles spécifiques. Aujourd’hui, le concept est largement répandu grâce à nos usages courants de l’encyclopédie en ligne, mais The Info Network est né trois ans avant le lancement de Wikipédia.
Si certains informaticiens se cantonnent souvent à la tech, d’autres tendent à fédérer un petit cercle d’experts. Aaron Swartz, lui, voulait s’attaquer à la question fondamentale du web, celle des « communautés ». Il pensait par exemple aux façons alternatives de former et encourager les internautes afin qu’un plus grand nombre puissent réellement contribuer, ou encore, à renforcer la traçabilité des informations, afin d’assurer leur véracité et leur neutralité, toujours en s’appuyant sur la participation des internautes. Ce n’est donc pas seulement sa maîtrise des technologies, mais plutôt son envie que tous s’épanouissent grâce au web, qui l’a conduit à réaliser toutes sortes d’innovations. Sa participation à la création du format RSS 1.0 (RDF Site Summary) en 1999, de la licence Creative Commons en 2000, du langage Markdown en 2002… en sont des exemples.
Une ambition dépassant la frontière du web
Beaucoup ont la volonté de changer le monde. Aaron Swartz, lui, s’intéressait à quasiment tous les sujets importants de nos sociétés : l’éducation, la démocratie, la santé, les médias… « Un garçon travaillant sur de nombreux problèmes à la fois », se souvient Lawrence Lessig. Un peu à l’image du mécanisme d’un processeur quantique, parallélisant ses actions. Il lisait beaucoup. Cent livres par an durant des années. Pas la moindre minute à gaspiller, donc, au point qu’il failli ignorer son ami travaillant à l’EFF lorsque ce dernier lui évoquait pour la première fois le projet de loi COICA (Combating Online Infringement and Counterfeits Act) en septembre 2010. Sous l’impulsion des lobbyistes hollywoodiens, le Sénat envisageait sérieusement d’en finir avec le partage des fichiers en ligne.
Le lendemain, j’ai trouvé de nombreuses manières pour tenter d’expliquer aux autres ce qui allait se produire. J’ai déclaré qu’il s’agissait d’un pare-feu gigantesque pour l’Amérique. D’une liste noire d’internet. D’une censure en ligne.
L’enjeu dudit projet n’était pas simplement de mettre hors ligne quelques contenus problématiques, mais de rayer des sites entiers d’internet. Par ailleurs, la puissance d’Hollywood voulait faire voter le projet de loi au Sénat seulement deux jours après sa présentation. Pris d’une cause plus grande que lui – à ses yeux, c’était la liberté des Américains qui serait remise en question –, Aaron Swartz a immédiatement lancé une pétition en ligne contre cette loi. Durant la même nuit, un site web baptisé Demand Progress est sorti. L’organisation appelait les citoyens américains à s’opposer à COICA. En quelques semaines, le nombre de signataires s’élevait à 300 000. Tout d’un coup, le sénateur Ron Wyden a suspendu le projet de loi. Le vote est mis en stand-by. En 2011, COICA est sorti de sa tombe, sous le nom de « Stop Online Piracy Act » – SOPA –. Cependant, les mouvements organisés par Demand Progress ont réellement servi à informer la société sur l’enjeu d’une telle loi. Blocage total de la part des citoyens : l’ampleur des contestations ne cessait de grandir. Le 14 janvier 2011, Wikipédia, Reddit et autres sites web ont rejoint le mouvement en affichant des pages entièrement noires. En l’espace d’un jour, les sénateurs républicains ont retourné leur veste, puis la Maison Blanche a aussi changé de camps ; il ne restait plus que quelques démocrates qui persistaient. Le projet de loi SOPA est enterré. C’était une situation totalement inédite à Washington. Aaron Swartz a initié le mouvement pour une société libre.
La vraie question n’est pas de savoir quel effet a eu le travail que l’on a accompli, mais à quoi ressemblerait le monde si l’on ne l’avait jamais accompli.
À l’heure où la neutralité du net est abrogée aux Etats-Unis – Aaron Swartz avait lui-même prédit cela –, il n’est pas évident de percevoir clairement l’héritage de l’informaticien intellectuel. Il avait l’ambition de changer le monde, et détenait les qualités pour y parvenir. Mais, il n’a pas pu aller jusqu’au bout. Pourquoi ? Même son célèbre « Manifeste pour une guérilla en faveur du libre accès » a dû être retiré de son blog. Sa mort a-t-elle entraîné dans son sillage celle d’une réelle liberté sur internet ? La réponse à cette question reste pour le moment aussi obscure que le mystère entourant ce personnage.
Lorsque le consortium du W3C et Google débattaient à propos de la manière dont internet est bâti, les soutiens du web sémantique proposaient une standardisation de la manière dont l’information est structurée – faire évoluer la norme HTML – afin qu’elle soit facilement interprétable par les machines ; alors que du côté de Google, on pensait que ces contenus, étant produits par des humains, seraient toujours chaotiques et qu’il faudrait créer des algorithmes puissants pour faciliter l’accès à l’information. Et Aaron Swartz ? Il prônait pour une troisième voie possible, celle de wiki. Les internautes viennent contribuer sur une même plateforme, dont l’interface et le format sont clairement définis. Ils y collaboreront, et résoudront les problèmes ensemble.